"Le numérique en santé hérite d’une longue histoire, non sans ambivalences. L’établissement de la médecine moderne prend fortement appui sur le développement de la technologie industrielle qui présente un double avantage pour la profession. Aux XVIe et XVIIe siècles, la science médicale peine à convaincre : de Bacon à Molière, en passant par Hobbes, les savants et autres personnalités publiques n’hésitent pas à manifester leur scepticisme.

Les remèdes des « empiriques et des veilles femmes » valent souvent mieux que les médecins instruits. L’industrialisation apporte à la profession une organisation scientifique du travail, des techniques nouvelles… ainsi qu’un terrain d’expérimentation sans précédent du fait des pollutions industrielles et de la forte dégradation des conditions de vie des classes laborieuses . Sans conteste, le XIXe siècle est le « siècle héroïque de la médecine» : la compréhension du corps humain s’affine, les techniques d’auscultation et de diagnostic se précisent, les traitements thérapeutiques gagnent en efficacité. Mais ces progrès ont un prix : l’entrée d’intérêts économiques dans le développement de la recherche et de la pratique médicale s’accompagne de la perte – organisée – des savoirs empiriques et communautaires.

Dans les années 1980, la diffusion d’internet change la donne. Forums et messageries électroniques permettent la diffusion du savoir médical en dehors des seuls cercles d’initiés et l'organisation de réseaux d’activistes pour la défense des droits des malades. On assiste à l’émergence d’une « institution savante de fait5 » qui s’impose comme un contre-pouvoir à l’autorité médicale et aux lobbys pharmaceutiques. Le numérique a ceci de spécifique qu’il déborde largement les enjeux scientifiques et techniques de ses domaines d’application.

Dans les laboratoires, il est le support des nouvelles technologies de pointe comme la génomique, la bio-informatique, les biomarqueurs, la chimie combinatoire ou les robots-chirurgiens. Dans les cabinets, son arrivée bouleverse les pratiques et dynamiques quotidiennes. Télémédecine, prise de rendez-vous en ligne, dossier médical informatisé, etc. autant d’innovations qui ont des répercussions directes sur l’accès aux soins et le partage des informations de santé. Le secret médical est mis à rude épreuve par la présence en ligne de données sensibles et exploitables. Les besoins en médiation sont importants tant du côté des équipes soignantes que des personnes nécessitant un avis ou un suivi médical. Une prise de conscience encore récente dans les écosystèmes de l’inclusion numérique et de la santé.

À travers neuf articles, le présent dossier explore les transformations que suscite le développement du numérique dans notre rapport à la santé et aux soins. À rebours d’une démarche prospective, nous nous intéressons aux applications et programmes existants, et à leurs conséquences sur le quotidien des professionnelles et professionnels, comme des patientes et patients.

Une première série d’articles analyse les enjeux de la numérisation de la santé : réponses à la crise covid (des dispositifs de surveillance au numérique collaboratif), controverses autour de Mon Espace Santé, évolution du rapport entre les équipes soignantes et les personnes soignées avec la téléconsultation, plateformisation de la santé.

Une seconde série d’articles présente des médiations capacitantes : outils numériques d’observance ou d’auto-analyse pour comprendre et suivre l'évolution de sa pathologie, dispositifs numériques thérapeutiques à destination des personnes âgées et/ou handicapées.

Une troisième série d’articles – qui ouvrent et ferment ce dossier – tente de dégager la place de la médiation numérique dans ce tourbillon : permanences au sein d’établissements de santé, formations à destination de personnels soignants et de médiatrices et médiateurs numériques, mise en place de Pass Numérique Santé pour les publics empêchés... à quelles échelles agir ?

Chaque article est complété d’une sélection de podcasts, d’essais, de programmes de recherche ou encore de projets associatifs et militants pour aller plus loin et créer, nous l’espérons, des synergies entre des initiatives encore trop isolées. Le chemin commence tout juste à être défriché, prenons-y part !"

Yaël benayoun, directrice du numéro

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