Conférence Le Monde X NEC : Internet et les jeunes : de quoi avons-nous peur ?
Dans le cadre de Numérique en Commun[s], le Programme Société Numérique de l’ANCT s’est associé au journal Le Monde pour une conférence visant à décrypter le rapport des jeunes au numérique, mardi 5 mars 2024. Cette conférence a permis de revenir sur les risques et les opportunités induites par internet et le numérique pour les jeunes, tout en interrogeant l'équilibre entre un discours trop alarmiste ou trop confiant envers ces prétendus "digital natives". Cette fiche résume les propos des différents intervenants !
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Alors qu’un groupe d’experts doit émettre des propositions sur l’usage des écrans par les jeunes à la demande du Président de la République, cette conférence a permis de revenir sur les risques et les opportunités induites par internet et le numérique pour les jeunes, tout en interrogeant l'équilibre entre un discours trop alarmiste ou trop confiant envers ces prétendus "digital natives".
Cette conférence a réuni Anne Cordier, professeure des Universités en sciences de l'information et de la communication à l'Université de Lorraine, Dominique Pasquier, sociologue et directrice de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Grégoire Borst, professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l'éducation à Paris Descartes, et Dorie Bruyas, directrice générale de Fréquence écoles) et a été animée par Emmanuel Davidenkoff, rédacteur en chef au Monde.
De quoi avons-nous peur ?
L’impact négatif d’internet et du numérique sur les jeunes est régulièrement mis en avant dans le débat public. Le numérique est accusé d’induire des trouble neurodéveloppementaux, de véhiculer des images inappropriées pour les jeunes et de réduire les interactions entre parents et enfants, tout en limitant d’autres pratiques participant à l’épanouissement du jeune, tels que le sport, les sorties en plein-air ou la lecture.
Toutefois, ces inquiétudes ne sont pas inédites selon la sociologue Anne Cordier. Les effets négatifs du cinéma, de la télévision ou des jeux vidéo sur les enfants ont également été dénoncés au cours du XXème siècle. A travers l’idée d’une « rupture générationnelle » liée à l’apparition de nouvelles technologies, ces discours véhiculeraient une forme de « panique morale ». La chercheuse met en garde contre le développement de ce type de représentations, en rappelant qu’elles ont historiquement abouti à la stigmatisation de certains publics, en particulier les femmes et les enfants.
Par ailleurs, les impacts négatifs d’internet et du numérique sur le neurodéveloppement des jeunes sont-ils scientifiquement démontrés ? Grégoire Borst insiste sur la nécessité de distinguer les liens de causalité et de corrélation entre le numérique et certaines tendances observées en santé publique. Si les troubles neurodéveloppementaux sont en augmentation, les études scientifiques ne permettent pas d’établir un lien de causalité avec l’accroissement du temps passé devant les écrans. En réalité, de nombreux facteurs environnementaux permettent d’expliquer ces phénomènes, et sont directement liés aux conditions d’existence des individus (mauvaise alimentation, stress, manque de sommeil, etc.).
En outre, Dominique Pasquier appelle à déconstruire l’idée selon laquelle les jeunes seraient les plus concernés par une utilisation abusive des écrans : les parents passent beaucoup plus de temps sur des outils numériques que leurs enfants, qui pourraient donc s’adonner à des pratiques d’imitation. De plus, Dorie Bruyas rappelle que les écrans sont régulièrement utilisés par les parents comme un moyen de calmer leurs enfants, alors même qu’ils peuvent contribuer à accroitre la fatigue et l’excitation des enfants après l’utilisation.
Des risques et des pratiques différenciés
Il convient de distinguer les différents usages du numérique et d’internet que peuvent avoir les jeunes. Selon Grégoire Borst, l’utilisation d’outils numériques peut tout aussi bien être source d’opportunités que de risques. A cet égard, le temps passé devant les écrans n’est pas forcément la variable la plus importante pour déterminer l’impact des outils numériques sur les jeunes. Ce dernier dépend d’abord des types de pratiques, des contenus auxquels sont confrontés les jeunes, et de la régulation mise en œuvre.
Surtout, l’ensemble des intervenants insistent sur l’existence de pratiques différenciées dans les familles en fonction du milieu social et du capital culturel. A ce titre, les enfants des milieux aisés développent des pratiques du numériques qui pourront être réinvesties dans leur réussite scolaire, contrairement aux enfants de milieux modestes. En outre, Dominique Pasquier rappelle que la régulation parentale des usages numériques des enfants est plus présente dans les familles appartenant aux catégories socio-professionnelles supérieures, tandis que les enfants sont équipés d’outils numériques de manière plus précoce dans les familles plus modestes. Est-ce pour autant le signe d’une démission des familles modestes devant la régulation de l’utilisation des écrans ? Pas forcément. Dominique Pasquier et Dorie Bruyas indiquent que la permissivité des parents quant à l’utilisation des écrans par leurs enfants dépend de la représentation qu’ont les familles du numérique dans la société. Lorsque la maîtrise du numérique est perçue comme un vecteur de réussite sociale (ce qui est souvent le cas dans les familles modestes), les parents sont plus enclins à autoriser une utilisation prolongée des outils numériques par leurs enfants.
De même, plusieurs facteurs socio-économiques ont une influence sur l’équilibre entre pratiques numériques à domicile (« en chambre ») et les activités alternatives (en extérieur notamment). Par exemple, Dorie Bruyas indique ainsi que, en ville, la rue peut être perçue comme un espace dangereux dans la mesure où elle est peu adaptée au jeu, et cela d’autant plus pour les personnes vivantes dans des quartiers populaires où l’espace est parfois moindre, vieillissant, mal aménagé et peu sécurisant.
Dans ce contexte, comment expliquer l’invisibilisation de ces facteurs sociaux dans l’appréhension du phénomène ? Pour Dominique Pasquier, les objets techniques constituent des bouc-émissaires parfaits pour ne pas avoir à poser la question du traitement des inégalités sociales qui s’amplifient dans notre société.
Le besoin de déconstruire certains discours, sans minimiser les risques
La déconstruction de certaines idées préconçues sur le numérique et les jeunes ne saurait aboutir à une banalisation de certains risques bien réels. En matière de santé publique, l’utilisation prolongée des écrans, comme d’autres facteurs environnementaux, peut entrainer contribuer à l’émergence de troubles du sommeil préjudiciable au développement et donc à l’épanouissement de l’enfant. De même, et dans une moindre proportion, la sédentarité liée au numérique participe de l’augmentation de l’obésité en France.
Par ailleurs, certaines plateformes numériques possèdent des modèles économiques basés sur la captation de l’attention des jeunes (cf. l’économie de l’attention), cela influence le temps que peuvent passer ces derniers devant les écrans. Ces dernières constituent également une caisse de résonnance des phénomènes de harcèlement et de discriminations à l’œuvre dans l’ensemble de la société. Aussi, les intervenants appellent à une plus grande responsabilisation de ces acteurs économiques par un durcissement de la régulation à leur endroit.
Dans ce contexte, un regard équilibré sur le numérique et les jeunes peut-il être porté dans l’espace public, face aux discours alarmistes ou maximisateur des enjeux ?
Pour les intervenants, il est impératif d’appuyer le discours politique et l’action publique sur la recherche scientifique disponible sur ces questions. Face à la complexité des problématiques induites par le numérique, tous soulignent la nécessité de renforcer les liens entre les différentes disciplines scientifiques, par le biais de programmes de recherches interdisciplinaires. Grégoire Borst insiste notamment sur la nécessité de compléter le regard du médecin par des données agrégées de santé publique pour nuancer les risques du numérique.
Il est également nécessaire de démocratiser ces savoirs et de les diffuser dans la société. Dorie Bruyas souligne la contribution positive d’évènements tels que Numérique en Commun[s] dans la promotion d’un discours plus positif et équilibré sur le numérique et les jeunes. Anne Cordier insiste également sur la nécessité de conforter et renforcer le rôle des chercheurs dans la cité pour porter une parole scientifique face à des représentations fantasmées ou instrumentalisées de ces sujets.
Les autres collaborations entre Le Monde et l'ANCT
Retrouvez le 4 pages du journal Le Monde sur la question des communs numériques !